Pierre DANINOS |
"Le Secret du Major Thompson"
(1956)
|
"L'une des choses les plus difficiles quand on
arrive à Londres, c'est de rencontrer un Anglais.
La difficulté est plus grande encore dans l'Histoire d'Angleterre, à
laquelle ont collaboré tant de peuples : il y a des moments où l'on
est obligé d'attendre six cents ans avant de rencontrer un roi qui ne
soit pas né à Osnabrück, à Hanovre ou à Blois. Les Canuts étaient
Danois, les Plantagenets Français, les Tudor Gallois, les Stuart
Ecossais et, finalement, après avoir chassé un Ecossais pour mettre à
sa place un Hollandais, les Anglais se sont donné pour roi un Allemand
qui ne parlait pas un mot d'anglais." |
Anne BRAGANCE |
"La Correspondante anglaise"
(1998)
|
Joseph.
Sam, cet enfoiré de Sam, n'approuve pas mon activité épistolaire
toute dirigée vers Buckingham Palace depuis bientôt un demi-siècle.
Il dit que, si j'avais vraiment besoin d'une correspondante anglaise,
j'aurais pu faire meilleur choix - un choix plus modeste, s'entend -, au
moins aurais-je eu alors quelque chance qu'on me réponde. (...) Il
ignore que je n'espère aucune réponse de la Gracieuse, lui écrire me
suffit. Et bien sûr, l'imaginer dans son fastueux bureau doré, se
saisissant d'un coupe-papier précieux, au manche incrusté d'émeraudes,
lorsqu'elle s'apprête à ouvrir ma missive bimensuelle. Sam, ce
rabat-joie, prétend qu'elle a une flopée de secrétaires chargés de décacheter
son courrier, de le lire, puis de lui en rendre compte. Je n'en crois
rien. La queen est une fine francophone, et les lettres rédigées
en français, elle se les réserve, elle se les lit en direct sans
recourir à ses larbins. Surtout les miennes. Pensez si mon écriture
lui est familière et si elle la reconnaît, il y a plus de quarante ans
que je lui écris, ma première lettre à franchir le Channel date de l'époque
de son couronnement. Je me souviens de lui avoir adressé alors mes
congratulations les plus sincères, une longue bafouille où je lui
souhaitais un règne heureux et prospère, bref tout le baratin de
circonstance.
Cette manie épistolaire, cette allégeance à ma jumelle majestueuse
ont le don d'exaspérer Sam car, non content d'être un anglophobe
acharné, il conteste les vertus de la queen et son sens de
l'humour que j'admire tout particulièrement. Là-dessus, je n'ai aucun
doute. Si la queen des Anglais était dépourvue d'humour,
comment pourrait-elle porter ces chapeaux abracadabrants qu'elle arbore
avec constance au cours des cérémonies officielles, ces bibis dont la
planète entière se gausse mais qu'elle a réussi à rendre fameux, si
fameux qu'ils resteront dans la mémoire des siècles ? (...) Bref, là
où l'humour et l'autodérision me paraissent flagrants et signes de
noblesse, Sam ne voit que mauvais goût Et pas moyen qu'il en démorde,
à la moindre occasion il me lâche sa giclée de fiel : "Ton
Elizabeth, elle a un goût de chiottes, point final !".. |
Anne BRAGANCE |
"La Correspondante anglaise"
(1998)
|
Joseph.
"Entre Sam et moi, les accrochages sont monnaie courante (...)
Et il m'en fournit des raisons d'en avoir gros sur la patate ! Rien
qu'avec ses discours désobligeants sur l'Angleterre, j'en ai toute une
collection. A l'époque où la Thatcher était Premier Ministre de
Grande-Bretagne, il prenait son parti contre la queen, il
affectait de défendre cette virago rien que pour me faire enrager.
Elizabeth n'a jamais porté la dame de fer dans son coeur, ce n'est pas
un secret d'Etat. Et cependant elle l'a subie tout au long des onze années
que la Thatcher a occupé son poste. Onze ans pendant lesquels, chaque
mardi soir, conformément à la tradition, la "Première"
ministre s'amenait à Buckingham Palace pour faire son rapport à la queen.
Se colleter semaine après semaine et à heure fixe avec la dame de fer,
vous parlez d'une sinécure. Moi, j'admirais Elizabeth, je lui tirais
mon chapeau. Elle n'aimait pas la Thatcher et, néanmoins, elle la
recevait avec bienveillance. Au cours de ces audiences hebdomadaires,
elle s'entretenait avec la pimbêche des affaires du royaume sans jamais
se départir de son exquise courtoisie. Selon moi, le queen méritait
une auréole en plus de sa couronne pour tant d'abnégation et de self-control.
Mais Sam n'a jamais voulu lui délivrer ne fût-ce qu'un bon point.
Toujours ronchon, toujours fielleux, il déclarait : si elle l'aime pas,
qu'elle le prouve, qu'elle le vire ! et de dégoiser à n'en plus finir
sur les faiblesses de la queen et son rôle de potiche décorative.
Il me débitait chaque fois son raisonnement primaire, comme quoi si
Elizabeth disposait d'un sceptre, c'était pour s'en servir et assommer
avec les dames de fer indésirables. Et chaque fois, je sortais de mes
gonds, je lui criais que pour confondre sceptre et massue il fallait être
un sacré foutu crétin, le ton montait, chacun restait sur ses
positions et chaque fois on se quittait brouillés à mort." |
Anne BRAGANCE |
"La Correspondante anglaise"
(1998)
|
Joseph.
"Si le désarroi de Sam me préoccupe et me désole, l'état de
la queen m'inquiète tout autant. Par le plus grand des hasards,
je l'ai vue hier dans un reportage à la télé. Elle portait un
tailleur et un chapeau d'un jaune regrettable, elle arborait son éternel
sourire de commande, un peu crispé aux commissures, rien que d'habituel
et de normal aux yeux des indifférents, me direz-vous. Pourtant, moi
qui la regarde autrement, j'ai senti que quelque chose clochait, que ma
jumelle filait du mauvais coton. Pour avoir cette mine de papier mâché
et ce visage bouffi, elle traverse assurément une mauvaise passe, tel a
été le premier mouvement de ma pensée. Constat subsidiaire et non
moins alarmant : la très Gracieuse commence à s'empâter, elle m'a
paru quelque peu boudinée dans son tailleur canari. Elle doit être en
souci et chercher consolation dans la nourriture, me suis-je dit, elle
me fait une crise de boulimie, la pauvre chère.
Je me faisais tellement de mouron que je n'ai pas pu fermer l'oeil de la
nuit : le vision d'Elizabeth en train de s'empiffrer ne me lâchait pas.
Je sais que la gourmandise est son péché mignon et qu'elle raffole des
crêpes suzette, tout comme moi. Cependant, elle a toujours surveillé
sa ligne et, en dehors des repas officiels, nul n'ignore que la frugalité
est la règle à Buckingham Palace. Alors, que lui arrive-t-il ? me
disais-je. Pourquoi se laisse-t-elle aller ainsi ? Aurait-elle jeté l'éponge
et abdiqué toute coquetterie ? J'étais terrassé à l'idée qu'elle
pouvait en être arrivée là.
Vers les trois heures du matin, comme le sommeil fuyait toujours, je me
suis résolu à lui écrire. J'allais prendre mon courage à deux mains
et lui dire ma réprobation, lui représenter le tort qu'elle se faisait
en se négligeant de la sorte. Mais attention, me disais-je, il faudra y
mettre du tact car le sujet est délicat.
(...)
Dès mon arrivée ici, j'ai punaisé aux murs ces photos de ma jumelle découpées
dans des magazines au fil des années, des clichés pris à toutes les
époques depuis sa prime enfance : Elizabeth bébé, Elizabeth à seize
ans, à vingt ans, à quarante, Elizabeth le jour de son couronnement,
Elizabeth penchée sur le berceau de son premier enfant, et bien
d'autres encore. Ma préférée entre toutes est un portrait de Cecil
Beaton qui l'a immortalisée à l'age de dix-neuf ans, alors qu'elle n'était
qu'une princesse dans tout l'éclat de la jeunesse. Telle qu'elle est là,
assise dans sa longue robe rehaussée de pierreries, on croirait voir
une fleur qui se détache, lumineuse, touchante de grâce et de fragilité,
sur une toile de fond peinte dans la manière de Fragonard.
De cette image d'elle, si rayonnante, mon regard glissait aux autres, je
le promenais de portrait en portrait, je voyageais dans le temps, je
voyais la beauté de ma queen s'altérer, je la voyais vieillir,
j'en avais le coeur étreint de nostalgie et de tirstesse."
|
Anne BRAGANCE |
"La Correspondante anglaise"
(1998)
|
Sam.
- Il doit y avoir une chemise cartonnée jaune dans l'un des dossiers
(...). Sors-la, s'il te plaît.
(...)
- Qu'est-ce que c'est ce pataquès ?
- Le thème astral de la queen. Je l'ai fait établir par un spécialiste
le mois dernier. Je comptais le lui envoyer avec mes voeux. C'est une
bonne idée, non ?
Une bonne idée, c'est à voir. Mais prudence étant mère de
sagesse, je reste bouche cousue et je me mets à feuilleter l'horoscope
de la reine, thème du mercredi 21 avril 1926 à 1 h 40 London GMT. Tout
ce que je réussis à entraver dans cette prose, c'est que l'Elizabeth
est Taureau ascendant Capricorne, le reste me passe bien au-dessus de la
tête vu que je suis pas un aficionado des astres comme le Joseph. Lui,
il flirte avec les étoiles depuis que sa mère l'a mis en orbite, et
preuve qu'il a des accointances avec le firmament, il a souligné de sa
main certains passages : "En général, vous vous extériorisez
peu et l'on observe chez vous du calme, une neutralité bienveillante.
Vous seriez plutôt une médiatrice qui cherche la voie du juste milieu."
Et plus loin : "Votre sens du concret, associé à celui de la
diplomatie, vous permet toujours de vous sortir de l'embarras."
|
|
|
|